Voici la dernière partie concernant la perte de chance du salarié en droit du travail. Cet article fait suite aux deux précédents sur le sujet en matière de rémunération et de licenciement.
Voyons les autres domaines dans lesquels les Cours indemnisent le salarié pour perte de chance.
1. Perte de chance des droits à la retraite : Cour d’Appel de Paris 19 octobre 2022 RG n°19/01104.
Un Commandant de Bord reproche à son employeur d’avoir obtenu à tort une promotion tardive 4 ans plus tard pour défaut de titularisation antérieure et erreur sur la liste de classement professionnel qui a retardé sa formation pour devenir Commandant de Bord :
« Le salarié sollicite donc une indemnisation au titre de la perte de chance de percevoir plus tôt une rémunération plus élevée ainsi qu’en réparation de la perte de droit à la retraite qui en est résulté…s’agissant de sa perte de droit à la retraite et de sa perte de chance de devenir commandement de bord 1 an plus tôt en raison de l’erreur sur la liste de séniorités, il lui sera alloué une somme de 25 393,81 € correspondante à 10% de la perte de revenu calculée ».
2. Perte de chance et formation professionnelle : Cour d’Appel de Versailles 31 mars 2022 RG n°19/02773.
Une salariée Aide médico-psychologique est victime d’un accident du travail puis reconnue travailleur handicapé. La salariée entreprend des démarches pour bénéficier d’une reconversion professionnelle et présente à son employeur deux projets qui n’aboutissent pas. Elle saisit le Conseil de Prud’hommes pour manquement de son employeur à son obligation de loyauté dans la gestion de son dernier projet de reconversion professionnelle et sollicite l’indemnisation de la perte de chance de bénéficier d’une formation et d’un retour à l’emploi.
La Cour accueille la demande de la salariée en considérant que :
« L’employeur ne justifie pas avoir permis à la salariée de bénéficier d’actions de formation durant la période d’emploi, soit durant plus de 10 ans. Le manquement de la société X est à l’origine d’une perte de chance pour Y de bénéficier d’une reconversion professionnelle et justifie la condamnation de l’employeur au paiement de la somme de 1 500 € à titre de dommages et intérêts ».
3. Perte de chance et absence de visite médicale.
Rappelons que l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité et la santé physique et mentale des salariés, cette obligation de sécurité prend la forme notamment de visites médicales à l’embauche et durant l’exécution du contrat de travail [1].
Deux décisions illustrent cette obligation de sécurité et la perte de chance du salarié pour absence de visites médicales :
1er arrêt : Cour d’Appel de Paris 29 septembre 2022 RG n°20/02351.
Un Agent de service en arrêt de travail sollicite la résiliation judiciaire de son contrat de travail, puis fait valoir ses droits à la retraite et décède, la procédure étant reprise par son fils.
Celui-ci conteste l’absence de visite médicale de sa mère ni lors de son embauche ni pendant l’exécution du contrat de travail, au mépris de l’obligation de sécurité de l’employeur, avec une perte de chance pour la salariée de la possibilité de détecter plus tôt le cancer qui l’a emporté.
Et la Cour condamne l’employeur estimant que :
« L’employeur tenu d’une obligation de sécurité envers ses salariés en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise doit en assurer l’effectivité. Le non-respect des règles relatives aux visites médicales qui concourent à la protection de la santé et la sécurité des salarié constitue un manquement à son obligation de sécurité (sauf pour l’employeur de justifier avoir pris toutes les mesures prévues)…cette preuve n’est pas rapportée et la société X n’est pas en mesure de justifier qu’elle a permis à la salariée de bénéficier (de ces visites médicales)…
ce manquement de l’employeur a entraîné une perte de chance pour la salariée née en 1953 qui a présenté un cancer du sein en 2014 de bénéficier d’une information de prévention de cette maladie… la Cour… condamne la société X à la somme de 5 000 € de dommages et intérêts ».
2ème arrêt : Cour d’Appel d’Angers 7 avril 2022 RG n°19/00523.
Un salarié régulateur qui est en arrêt maladie saisit le Conseil de Prud’hommes notamment pour manquement de son employeur à l’obligation de sécurité en raison de l’absence de visite médicale de reprise.
En effet, après une absence d’au moins 30 jours pour accident du travail, maladie ou accident non professionnel ou sans délai pour la maladie professionnelle, l’employeur a l’obligation d’organiser une visite de reprise auprès de la médecine du travail pour le salarié dans un délai de 8 jours maximum suivant la reprise de son travail [2].
Or, le salarié avait été privé d’une visite médicale de reprise à la suite d’un premier arrêt de travail suivi d’une période de congé puis de nouveau d’un arrêt maladie. Le salarié considérait que l’absence de visite de reprise lui avait causé un préjudice compte tenu de son second arrêt maladie 1 semaine après la reprise de son travail suivant ses congés.
La Cour condamne l’employeur considérant d’une part que la société X ne conteste pas l’absence de visite médicale de reprise, qu’elle ne justifie d’aucune démarche réalisée auprès de la médecine du travail pour organiser cette visite de reprise, que le salarié a bien repris son travail à son retour de congé sans que rien ne justifie qu’aucune visite de reprise n’ait été organisée dans le délai légal de 8 jours suivant la reprise.
La Cour considère également que :
« l’argument de la société selon lequel il lui était difficile d’organiser cette visite médicale de reprise au mois d’août est inopérant puisque lors de la reprise du salarié en septembre les congés estivaux étaient terminés…la réitération d’un second arrêt de travail une semaine après la reprise du salarié à son poste tend à établir que cette reprise sans aménagement des conditions de travail était prématurée de sorte que le salarié a subi un préjudice résultant de la perte de chance de bénéficier d’une reprise adaptée à son état de santé et d’éviter un second congé maladie.
La société X a ainsi manqué à son obligation de sécurité envers Y qui doit être indemnisé du préjudice subi de ce fait… la société X sera condamnée à lui payer la somme de 2 000 € ».
4. Perte de chance et perte d’employabilité et d’évolution de carrière : Cour d’Appel de Riom 3 mai 2022 RG n°19/01952.
Un salarié licencié pour motif économique saisit les juridictions prud’homales entre autres pour non-respect par son employeur de son obligation de formation et d’adaptation [3].
Ainsi que le rappelle la Cour :
« L’employeur doit veiller au maintien de l’employabilité des salariés c’est-à-dire à leur capacité à occuper un emploi ou à effectuer un travail salarié au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologiques et des organisations. C’est une obligation d’origine légale et jurisprudentielle, peu importe si les accords collectifs ne le mettent pas à la charge de l’employeur.
Cette obligation…relève de l’initiative de l’employeur et non du salarié. L’employeur ne peut pas s’exonérer de son obligation en faisant valoir que le salarié n’a émis aucune demande de formation… caractérise un manquement de l’employeur à son obligation, l’absence de formation du salarié pendant une longue période… ou un faible nombre de formation sur une longue période susceptible de compromettre son évolution professionnelle… il n’est justifié d’aucun entretien professionnel diligenté par la société X… la société ne peut s’exonérer de son obligation de formation et d’adaptation en faisant valoir que Y a été embauché à l’origine par la société W et qu’elle n’est devenue l’employeur en titre suite à une fusion absorption qu’en juin 2012 (le salarié a été embauché en 1989)… 2 demi-journées de formation… et aucun entretien annuel d’évaluation en 27 années exécution du contrat de travail ou même sur 5 années ne constituent pas une exécution loyale de son obligation de formation et adaptation de la part de l’employeur. La société X a manqué à son obligation…et cela a eu pour conséquence une perte de chance pour le salarié en matière de reclassement et d’employabilité qui doit être indemnisée à hauteur de 3 000 € ».
Voir dans le même sens pour une perte de chance du salarié pour défaut d’entretien annuel professionnel l’arrêt de la Cour d’Appel de Grenoble 30 juin 2022 RG n°20/03359 :
« La société X ne justifie pas avoir proposé au moins tous les 2 ans à Madame Y un entretien relatif à ses perspectives d’évolution professionnelle…ce manquement a causé un préjudice à la salariée tenant à la perte d’une chance d’avoir pu discuter avec son employeur des difficultés rencontrées dans son emploi et des nécessités de l’adapter aux évolutions notamment technologiques s’agissant en particulier de la mise à disposition de logiciels plus performants… il y a lieu d’allouer à Madame Y la somme de 1 000 € de dommages et intérêts à raison de défaut d’entretien professionnel ».
5. Perte de chance et handicap : Cour d’Appel de Metz 2 mars 2022 RG n°18/02134.
Un salarié reconnu travailleur handicapé est à la suite de nombreux arrêts de travail déclaré inapte définitif. Son employeur l’informe qu’aucun poste disponible conforme aux recommandations du médecin du travail n’a été trouvé lors de sa recherche de reclassement et le salarié est licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
La société X employant plus de 5 000 salariés devait mettre en œuvre des moyens spécifiques pour garantir le maintien dans l’emploi du travailleur handicapé et respecter son obligation de réentraînement [4] c’est-à-dire de faire bénéficier le salarié d’une réadaptation, rééducation ou formation professionnelle pour lui permettre de reprendre son travail ou d’accéder à un autre poste avec création ou aménagement de poste spécifique.
La société X prétendait ne pas avoir été informée du statut de travailleur handicapé ce que le salarié contestait puisqu’il avait sollicité l’accord de son chef du personnel pour effectuer des stages de reconversion sur convention avec la COTOREP mentionnant la qualité de travailleur handicapé du salarié pour 5 ans, ainsi qu’un stage de tournage auprès de l’AFPA lui permettant de faciliter sa réinsertion professionnelle.
Le salarié présentait également un rapport du CHSCT mentionnant son statut de travailleur handicapé, des fiches d’aptitudes médicales du médecin du travail évoquant une surveillance médicale renforcée [5] c’est-à-dire en lien avec son statut de travailleur handicapé, et un courrier envoyé à son employeur évoquant sa discrimination à raison de son statut de handicapé.
La Cour considère que :
« il résulte suffisamment de tous ces éléments que l’employeur savait que…Y avait été classé comme travailleur handicapé… il ne pouvait ignorer (son) suivi renforcé médecin du travail pour ce motif…le salarié est…fondé à se prévaloir d’un préjudice qui consiste dans la perte d’une chance d’affectation à un atelier ou un emploi prenant spécifiquement en compte son handicap…ce qui ne préjuge néanmoins pas du fait qu’une telle mesure aurait éventuellement pu empêcher son inaptitude et la perte de son emploi…la Cour accorde à Y la somme nette de 6 000 € à titre de dommages et intérêts ».
6. Perte de chance et statut de journaliste : Cour d’Appel de Paris 30 mars 2022 RG n°18/13592.
La convention collective des journalistes prévoit l’obligation pour l’employeur de remettre au collaborateur un contrat écrit au moment de son embauche. Un employeur détournant le droit du travail avait fait travailler en indépendant un salarié pendant 7 ans comme journaliste rédacteur puis chef de rubriques. 7 ans plus tard, le salarié demande la reconnaissance de sa qualité de salarié et évoque par l’absence de contrat de travail une perte de chance de bénéficier du statut de journaliste salarié et des avantages afférents.
Il obtient gain de cause en appel la Cour considérant que :
« en ne remettant pas au salarié à l’embauche le contrat écrit prévu par la convention collective la société avait manqué à son obligation d’exécution de bonne foi du contrat de travail…avait sciemment éludé ces charges légales réglementaires et conventionnelles aux rangs desquels figurent outre les charges sociales patronales, les congés payés, les 13ème mois ».
La Cour condamne la société à la somme de 8 000 € pour indemniser le salarié au titre de la perte de chance de bénéficier du statut de journaliste salarié et les avantages afférents et à 1 000 € pour absence de contrat écrit en violation des dispositions de la convention collective des journalistes.
Voici donc en 3 articles consécutifs un tour d’horizon de la perte de chance en droit du travail en 2024. Vous connaissez désormais les notions de perte de chance en droit du travail dans des domaines aussi variés que la rémunération, le licenciement et ceux relatifs à l’exécution de votre contrat de travail tel que vos droits à la retraite, à la formation professionnelle, au respect de votre santé, à une évolution de carrière à la protection de votre handicap, et aux obligations issues du statut de journaliste.
La perte de chance en droit du travail en 2024 :
Partie 1 à lire ici.
Partie 2 à lire ici.
Notes de l’article:
[1] Article L4121-1 du Code du travail.
[2] Article R.4624-31 du Code du travail.
[3] Article L6321-1 du Code du travail.
[4] Article L5213-3 du Code du travail.
[5] Article R.4324-18 du Code du travail.